Violences sexuelles infligées aux enfants et obligation des médecins

Rédigé le Mercredi 6 Avril 2022 à 13:59 |



Mise en place début 2021, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE) a publié jeudi 31 mars ses conclusions intermédiaires sur la protection vis-à-vis des viols et des agressions sexuelles infligés aux enfants. S’appuyant sur plus de 11 000 témoignages et auditions d’experts (psychiatres, psychologues, historien.ne.s, sociologues, médecins, responsables de politiques publiques, magistrat.e.s), en se rendant notamment dans des services spécialisés, la CIIVISE rend 20 préconisations « dont la mise en œuvre assurera un niveau plus élevé de protection des enfants contre les violences sexuelles ». Si « certaines de ces préconisations appellent des modifications de nature législative, d'autres relèvent davantage de pratiques professionnelles plus protectrices » indique le document mais « toutes sont réalisables rapidement » précise-t-il. Elles sont construites autour de 4 axes : le repérage, le traitement judiciaire, la réparation et la prévention.
Les appliquer suppose bien évidemment d’y mettre les moyens nécessaires car « sans infirmier.e.s, sans médecins dans les hôpitaux et les écoles, sans assistant.e.s social.e.s scolaires, sans magistrat.e.s, sans policier.e.s et gendarmes en nombre suffisant, la chaîne de la protection est rompue » souligne la CIIVISE.
Point fort de ce document : la commission préconise une obligation de signalement pour les médecins et que ceux-ci soient protégés de poursuites disciplinaires. 9 victimes sur 10 sont des femmes  Quatre mois après le lancement de l’appel à témoignages le 21 septembre 2021, plus de 10 000 témoignages ont été recueillis, « le signe de la confiance des victimes » indique le rapport. Plus de 5.000 personnes ont renseigné le questionnaire mis en ligne. La CIIVISE a reçu tout autant de témoignages par mail, par téléphone et à l’occasion des auditions ou réunions publiques. De l’analyse des questionnaires, il ressort que 9 victimes sur 10 sont des femmes. Les personnes qui ont répondu sont majoritairement des femmes : 4.680 femmes (88,0%) et 637 hommes (12,0%). Les femmes qui témoignent sont âgées de 44 ans en moyenne, et plus de la moitié d’entre elles sont en couple (56,6%). Dans deux tiers des cas environ, elles ont des enfants (66,3%). 8 victimes sur 10 sont victimes d’inceste. L’analyse des questionnaires met en outre en évidence le fait que l’agresseur est le plus souvent un membre de la famille. Pour près d’une victime d’inceste sur 3, l’agresseur est le père.
La plupart des personnes qui ont répondu au questionnaire ont déjà parlé des violences sexuelles endurées au cours de leur enfance. Cependant, elles sont une grande majorité à l'avoir fait de nombreuses années après les faits. Lorsque les violences sexuelles ont été commises au sein d'une institution, pour 53,3% des femmes et 67,4% des hommes, la révélation a été faite plus de dix ans après les faits. Dans les situations d'inceste, c'est le cas pour 60,9% des femmes et 76,2% des hommes. Plusieurs raisons peuvent expliquer le temps écoulé entre les violences et leur révélation par la victime, explique la CIIVISE qui tient à souligner le rôle de l'amnésie traumatique « encore insuffisamment prise en considération par les professionnel.le.s et la société tout entière ». Premier axe du rapport : mieux repérer les victimes « Il y a 160.000 enfants victimes de violences sexuelles chaque année, nous devons aller les chercher pour les protéger ». La CIVIISE préconise ainsi d’organiser le repérage systématique des violences sexuelles auprès de tous les enfants et de tous les adultes par tou.te.s les professionnel.le.s. par une attitude pro-active, volontariste de chaque adulte et de l’institution dans laquelle il travaille. « C'est l'affaire de tou.te.s. » indique le rapport, reconnaissant toutefois que « le repérage systématique repose d'abord sur la pratique des professionnel.le.s (infimier.e.s, instituteur.rice.s, professeur.rice.s, médecins, avocat.e.s, éducateur.rice.s, assistant.e.s sociaux.ales, puériculteur.rice.s, etc.). Chaque professionnel.le doit poser aux enfants la question de l’existence des violences sexuelles, et notamment de l’inceste ». Obligation de signalement par les médecins Point fort de ces préconisations concernant plus spécifiquement les professionnels de santé, la CIVIISE préconise l’obligation de signalement par les médecins, qui sont « dans une position privilégiée pour le repérage systématique », alors « qu’à peine 5% des signalements pour maltraitance des enfants provenaient du secteur médical » en 2014 (selon la HAS). « Tou.te.s les professionnel.le.s doivent signaler les violences sexuelles qui sont portées à sa connaissance, même au stade de la suspicion. La CIIVISE estime devoir évoquer de façon particulière la situation des médecins. »
Tout en tenant compte de l’existence et de l’exigence du secret médical, la CIIVISE en signale les exceptions. « Le médecin a d’abord, comme tout.e citoyen.ne, en vertu de l’article 223-6 du code pénal, l’obligation d’intervenir lorsqu’il a la possibilité d’empêcher un crime ou un délit contre l’intégrité corporelle de l’enfant ou de porter assistance à un enfant en péril. Dans un tel cas, ne pas intervenir est un délit, délit communément appelé délit de « non-assistance à personne en danger » et le médecin ne peut se retrancher derrière le secret professionnel pour justifier son inaction ». La CIIVISE considère que « dans un tel cas de figure, celui du péril, la loi impose en effet la levée du secret professionnel ».
Sa préconisation n° 4 est donc de « clarifier l’obligation de signalement des enfants victimes de violences sexuelles par les médecins », sachant que cette obligation doit alors s’accompagner de dispositions garantissant la sécurité juridique des praticien.ne.s., soit « une juste contrepartie de l’exigence d’une pratique professionnelle plus protectrice ».
Dans le même temps, pour protéger le médecin qui effectuerait un tel signalement d’éventuelles poursuites disciplinaires par son ordre professionnel dans le cadre de la procédure ordinale – tel que cela peut se produire quand le parent agresseur porte plainte contre le médecin qui aura procéder au signalement -, la CIIVISE dans sa préconisation n°5 propose de « suspendre les poursuites disciplinaires à l’encontre des médecins protecteurs qui effectuent des signalements pendant la durée de l’enquête pénale pour violences sexuelles contre un enfant ». Deuxième axe : améliorer le traitement judiciaire des violences sexuelles La commission rappelle qu’« il est impératif de donner du crédit à la parole de l’enfant qui révèle les violences sexuelles qu’il a subies », et ce d’autant que « le recueil de la parole durant l’audition – particulièrement lorsque c’est un enfant – est primordial, car la parole de celui-ci est souvent décrédibilisée ». La CIIVISE soutient à ce titre le déploiement de ce programme de formation et préconise de garantir que toute audition d’un enfant victime au cours de l’enquête soit réalisée conformément au protocole d’audition de l’enfant victime NICHD (National Institute of Child Health and Human Development) par un.e policier.e ou gendarme spécialement formé.e et habilité.e. Elle préconise aussi de déployer sur l’ensemble du territoire national des unités d’accueil et d’écoute pédiatriques (UAPED), à raison d’une par département conformément au second plan de lutte contre les violences faites aux enfants 2020-2022, ainsi que les salles « Mélanie » spécialement aménagées et équipées au recueil de la parole de l’enfant victime, à raison d’une salle d’audition par compagnie dans les zones de gendarmerie. De même, les expertises psychologiques et pédopsychiatriques doivent être réalisées par des praticien.ne.s formé.e.s et spécialisé.e.s. et les services de police judiciaire spécialisés dans la cyberpédocriminalité être dotés des moyens humains et matériels nécessaires.
Cas de l’inceste parental
Dès lors qu’un parent fait l’objet de poursuites pénales pour agression sexuelle ou viol incestueux, la CIIVISE préconise de suspendre l’exercice de l’autorité parentale et des droits de visite et d’hébergement du parent poursuivi pour viol ou agression sexuelle incestueuse contre son enfant. Dans le même objectif de protection de l’enfant, lorsqu’un parent est déclaré coupable d’agression sexuelle ou de viol incestueux à l’issue du procès pénal, alors l’autorité parentale doit lui être retirée automatiquement. Axe 3 : mieux réparer par l’indemnisation et le soin Selon les enquêtes récentes, 70 à 96% des enfants victimes de violences sexuelles déclarent à l’âge adulte un impact important sur leur santé mentale, et 50 à 70% sur leur santé physique, 50% font des tentatives de suicide, 50% des dépressions à répétition, 30 à 50% présentent des conduites addictives (IVSEA, 2015 ; MTV/IPSOS 2019, ONDRP 2012-2017) ainsi que des conduites à risque et des mises en danger (scarifications, auto-mutilations, jeux dangereux, sport extrême, conduites sexuelles à risque, etc.), et des troubles alimentaires (anorexie, boulimie et obésité). « Or, trop peu d’enfants victimes de violences sexuelles bénéficient des soins spécialisés » indique le rapport, notamment en raison du nombre insuffisant de psychologues ou de pédopsychiatres. La CIIVISE préconise donc de « garantir aux enfants victimes de violences sexuelles et aux adultes qu’ils deviennent des soins spécialisés en psychotrauma ».
Si les violences sexuelles ont de nombreuses conséquences sur la vie des victimes, que ce soit sur leur santé mentale, leur santé physique, leur vie affective et sexuelle, elles ont aussi un impact non négligeable sur les finances dès lors que l’on engage des soins et/ou une procédure judiciaire. Et au-delà de l’aspect purement financier, « l’indemnisation de la victime traduit la prise en compte – par la justice et par la société plus généralement – de la gravité de l’acte » rappelle la CIIVISE qui préconise donc de « garantir une réparation indemnitaire prenant réellement en compte la gravité du préjudice ». Cela passe notamment par le remboursement de « l’intégralité des frais du médecin conseil » et la réparation du préjudice « sous forme de provision pendant la minorité de la victime avec réévaluation à l’âge adulte ». Axe 4 : prévenir les violences sexuelles La prévention, aspect crucial de la protection des enfants, passe avant tout par la formation de tous les professionnels travaillant avec les enfants « au respect de l’intimité de l’enfant et au dialogue avec l’enfant sur l’intimité et plus largement à la prise en compte des besoins fondamentaux des enfants ». L’école, parce qu’elle est le lieu fréquenté par la quasi-totalité des enfants et où ils passent le plus de temps, est un espace privilégié pour faire de la prévention. La CIIVISE rappelle à ce titre que l’éducation à la sexualité – telle que prévue par la loi du 4 juillet 2001 à hauteur de trois séances annuelles du CP à la terminale, est « incontournable ». Elle préconise donc d’assurer « la mise en œuvre effective à l’école des séances d’éducation à la vie affective et sexuelle et garantir un contenu d’information adapté au développement des enfants selon les stades d’âge ». La commission mentionne à cette occasion l’existence d’outils (brochures en ligne, livre, film) particulièrement adapté à la discussion avec les plus jeunes et recommande la mise en place d’une grande campagne nationale sur les violences sexuelles faites aux enfants afin « de faire connaître leurs manifestations et leurs conséquences sur les victimes, de faire connaître les recours possibles pour les victimes, de mobiliser les témoins et de rappeler la loi ».
CIIVISE :  une réponse au besoin des victimes d’être entendues
Dans la foulée des révélations de Camille Kouchner sur l’inceste subi par son frère dans « La familia grande », le président de la République a annoncé le 2 » janvier 2021 la création d’une commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, et a désigné Edouard Durand , juge des enfants et  Nathalie Mathieu , directrice générale de l’association Docteurs Bru pour la présider. La création de la CIIVISE  en mars 2021 « est une réponse officielle » (voir la lettre de mission  du secrétaire d’état chargé de l’enfance et des familles) au besoin des victimes d’être entendues après que des milliers d’entre elles ont partagé leur témoignage sur les réseaux sociaux. Pour ce faire, à l’instar de la Commission Sauvé  dans le cadre des abus sexuels commis dans l’Eglise, la CIIVISE a lancé un appel à témoignages  à l’attention des personnes ayant été victimes de violences sexuelles dans leur enfance afin de repérer les mécanismes des violences, la stratégie des agresseurs et la réponse des institutions. C’est à partir de ces témoignages que seront formulées ses préconisations à l’attention des pouvoirs publics (prévention, repérage, protection et soins pour les victimes, sanction des agresseurs). Précisons que cet appel s’adresse aux victimes qui ne sont plus en danger immédiat. Pour une protection urgente, contacter l’un de ces services.
Cet article a été écrit par Stéphanie Lavaud et initialement publié sur Medscape.